lundi 3 juillet 2017

La pierre armoriée d'un abbé de Bonne-Espérance


Pierre armoriée d'un abbé de l'Abbaye de
 Bonne Espérance


En venant de la Chapelle Sainte Anne en allant vers Binche, si vous tournez à gauche à la placette du" Paysan" et que vous faites quelques pas dans la rue de Pastures vous voyez à votre gauche une assez vaste demeure qui fut un temps occupée par un antiquaire. L'inscription au "Vieux Binche" en témoigne
. Le patrimoine monumental de la Wallonie en fait la description suivante. "Sur un soubassement en moellons  de grès de Bray à assises réglées, une belle habitation basse de style tournaisien du XVIIIe siècle en briques prolongée à droite par un corps de dépendance .... Travée gauche ouverte d'une vaste porte charretière en anse de panier. Au dessus, cartouche de pierre armoriée et lucarne passante à croupe de tuiles". Cette pierre interpellait déjà Paul Clovis Meurice[1] archiviste de la ville de Binche dans les années 1920 et à plus d'un titre. D'abord elle était scellée retournée, le bas vers le haut comme le montre une photo d'époque. Voici le dessin qu'il en faisait dans son article.

Qui avait bien pu commettre une telle erreur ? Ensuite que représentait cette pierre armoriée ?  On y distinguait  facilement trois poires et surmontant l'écu une crosse, le crosseron tourné à dextre, un sudarium (panniculus ou pannisellus) accroché  au bouton de la crosse et pendant à senestre. La présence de la crosse laissait croire qu'il s'agissait des armoiries d'un abbé.
La présence de cette pierre armoriée à proximité de la chapelle Sainte Anne laissait  croire qu'elle représentait les armoiries d'un autre Abbé de l'Abbaye de Marchiennes sur la Scarpe. La chapelle porte un écu aux armes de l'Abbaye et de Jean de Jonquois. L'hypothèse de Paul Clovis  Meurice, qu'il exprimait dans les annales de la Société d'Archéologie de Binche en 1920, est erronée.
Aucun abbé de l'Abbaye de Marchiennes ne porte trois poires dans ses armoiries. C'est ce que j'ai pu vérifier en visitant le musée de l'Abbaye et en consultant  l'ouvrage de Léon Spriet[2] qui reprend les armoiries des abbés depuis le trente-deuxième Abbé Gui II (1348-1366) jusqu'au cinquante-sixième et  dernier Alexis Lallart (1782-1790).
Un collègue de la SAAMB me signale un jour que le blason de la rue des Pastures ressemble à celui que l'on peut voir aux "caves Bette" sur le linteau de la cheminée de la salle du haut accessible par le parc.
Je constatai que c'était une parfaite identité. Exécuté dans une pierre de nature différente, de couleur jaunâtre,  il avait moins bien résisté aux injures du temps.


Les "caves Bette" étant comme on sait l'avatar du refuge de l'Abbaye de Bonne Espérance, tout portait à croire qu'il s'agissait d'armoiries d'un abbé de cette Abbaye.

Il est fréquent que lorsqu'une Abbaye construit ou restaure un édifice, on y fasse figurer les  armoiries de l'Abbaye accompagnées de celles personnelles de l'abbé en poste. Ici, par contre nous ne voyons pas les quatre étoiles caractéristiques l'Abbaye de Bonne Espérance.       
Nous avions donc, pour vérifier cette hypothèse, à trouver à quel abbé appartenaient des armoiries dont la description est : "De… à trois poires de…, celle du canton dextre du chef le pédoncule tournée à dextre".
Il y a eu 46 abbés à Bonne Espérance. Nous pourrions rechercher les armoiries de tous ces abbés.
Nous pouvons toutefois, en se référant à ce que relate Didier Dehon[3], n'envisager qu'un certain nombre de ces abbés : "En 1380 le bâtiment fut acquis par les religieux de l'Abbaye de Bonne Espérance qui le transforment en refuge ....Ce refuge sera reconstruit au début du XVIe siècle. En 1674, il n'est plus utile pour la congrégation..."
Entre ces deux dates nous ne comptons plus que 15 abbés.
Jean Sortes dont l'abbatiat s'étend de 1363 à 1394 est celui qui a acquis le bien et peut-être apporté les transformations. 
C'est sous l'abbatiat de Englebert Maghe (1671-1708) que les religieux cèdent ce qui "n'est plus qu'une ruine." Nous pouvons logiquement ne pas inclure Englebert Maghe de notre liste.






Il nous reste donc 12 abbés susceptibles d'être celui que nous cherchons.
Voici la liste de ces 12 abbés. La liste complète des 46 abbés nous a été communiquée par Monsieur Maurice Servais. Cette liste a été compilée par lui sur base des documents suivants :
·  Engelbert MAGHE, Chronicum ecclesiae beatae Mariae Virginis Bonae-Spei ..., Bonne-Espérance, 1704.
·  Dom Ursmer BERLIÈRE, Monasticon belge, t. I (Provinces de Namur et de Hainaut), Maredsous, 1890-1897, p. 392-409.
·  Norbert BACKMUND, Monasticon praemonstratense, t. II, Straubing, 1952, p. 361-364.
Jean  Sortes  (avant 1365 – 1394) Excellent musicien, il modifia le chant à Bonne-Espérance.
Pierre de Malonne  (1394 – 1421) Il s'occupa de restaurer les bâtiments de l'Abbaye et de ses dépendances. Lors de la peste de 1398, il contribua largement par ses aumônes à soulager  les malheureux. Il semble qu'à cette époque la vie commune n'est plus observée dans toute sa rigueur.
Gilles Macquet (1421 – 1444) Originaire de Binche, il est licencié en théologie de la faculté de Paris.
Guillaume Jeheniel (1444 –1460)
Pierre des Fossés  (1460 – 1473) Il reçut un don de 3.700 couronnes d'or de Louis XI, en reconnaissance d'une promesse faite par ce prince à N.-D. de Bonne-Espérance qui l'avait préservé d'un danger. L'Abbé dut se déplacer jusqu'à Paris pour rappeler à Louis XI sa promesse.
Antoine de Merdop (1473 – 1495) C'est probablement lui qui fit élever la tour actuelle; il reconstruisit le quartier abbatial.
Nicolas de Merdop (1495 – 1510) Neveu du précédent. Il aliéna un bien au profit de son frère, ce qui provoqua une protestation des religieux auprès du général de l'Ordre. Il travailla cependant à éteindre les dettes de l'Abbaye.
Jean Cornu (1510 – 1537) Originaire d'Haulchin, il fut élu par 28 chanoines (15 conventuels et 13 curés). Il fit rebâtir le cloître et le réfectoire, il créa une bibliothèque.
Jean Deppe 1537 – 1555 Le monastère fut pillé deux fois par les Français en raison des guerres entre Charles-Quint et le royaume de France. Il réédifia en partie le refuge de Mons.
Pierre Desperies (1555 – 1559) Il restaura la ferme de Courrières et une partie du refuge de Mons.
Jean Trusse (1559 – 1580) Originaire de Chaumont-Gistoux. En 1568 le monastère fut envahi par les troupes du prince d'Orange qui le pillèrent et l'incendièrent. L'année suivante l'Abbé commença à restaurer les bâtiments abbatiaux. En 1572 les troupes de Louis de Nassau pillèrent le refuge de Mons et enlevèrent quantité d'objets d'art. Dans les conflits qui opposèrent les Etats du Hainaut à Philippe II, Jean Trusse prit le parti du roi, suzerain légitime, et fut exilé. Après avoir payé une rançon de 6.000 florins, il put revenir en 1579, mais se retira au refuge de Mons.
Jean Lucq (1580 – 1607) Originaire de Binche. A deux reprises il eut à payer des rançons pour des religieux faits prisonniers par les "gueux". Il rebâtit une partie du quartier abbatial et commença la restauration de l'église. Il reçut pour lui et ses successeurs le privilège des insignes pontificaux.
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Remarquons encore que dans les courtes biographies ci-dessus l'Abbé Jean Lucq reçut " pour lui et ses successeurs le privilège des insignes pontificaux". Ses armoiries sont donc surmontées de la mitre et de la crosse. Or pas de mitre sur le blason qui est l'objet de notre recherche, ce ne serait donc pas Jean Lucq sauf si la pierre fut posée avant de recevoir le privilège..
Retenons  les abbés qui  restaurèrent ou construisirent. Nous en trouvons encore 7.
Nous pouvons remarquer que jamais le refuge de Binche n'est mentionné dans cette liste !
Intéressons nous à la forme de l'écu, remarquons les trois échancrures arrondies sur le dessus. Il est d'une forme que l'on qualifie d'italianisante apparue au plus tôt à la fin du XVe siècle, ce qui pourrait exclure les premiers abbés de note liste.
Remarquons que Didier Dehon déclare que le refuge fut "reconstruit au début du XVIe siècle".
Si nous prenons cette déclaration au pied de la lettre et en excluant Nicolas de Merdop qui sans doute était trop occupé à éponger les dettes de l'Abbaye, il nous reste, Jean Cornu  (1510 – 1537), Jean Deppe (1537 – 1555), Pierre Desperies (1555 – 1559).


Le moment est peut-être venu d'avouer au lecteur que nous avons depuis le début de la recherche une intuition. Pour l'expliquer, nous devons faire une digression. 
Lorsque un  abbé commence son abbatiat il doit se constituer des armoiries (tout comme les papes, voyez le dernier pape François) soit il prend les armoiries de sa famille et si celle-ci n'en possède pas il doit en " fabriquer".
Que peut-on faire figurer sur son blason, en principe ce que l'on veut. La seule obligation c'est de ne pas utiliser des armoiries existantes. On peut donc utiliser des figures qui font allusion au passé de la personne, de son lieu d'origine et aussi et c'est assez fréquent une allusion à son nom, c'est ce qu'on appelle des armes parlantes.
 Pour bien faire comprendre prenons deux exemples de personnages célèbres. Les superintendants des finances successifs de Louis XIV, Fouquet et Colbert.
Fouquet avait comme armoiries  "d'argent à l'écureuil rampant de gueules " En Normandie, province dont est issue la famille de Fouquet, on appelle dans la langue vernaculaire l'écureuil un fouquet.
Colbert avait comme armoiries "d'or, à une couleuvre ondoyante en pal d'azur " en latin, couleuvre se dit “coluber”.
Pierre des Peries ou Desperies a un nom qui prête à ce genre de construction, peries est proche de poires.
Si notre intuition est exacte le blason serait celui de l'Abbé  Pierre Desperies .
Il ne serait pas le seul à utiliser des poires comme figure de blason. Un Raimondo Perellos y Roccafull, grand maître de l'ordre de Malte, portait " écartelé aux 1 et 4 de gueules à la croix d'argent et aux 2 et 3  d'or à trois poires de sinople". Poire en espagnol se dit pera.
Il nous resterait bien évidement à confirmer cette hypothèse, la meilleure preuve serait de découvrir une pierre tombale ou un sceau.
Nous pourrions pour le moins savoir si des travaux ont été entrepris au refuge de Binche durant son abbatiat.
Encore une fois je fis appel à Monsieur Servais .Voici le message qu'il m'envoyait au mois d’août 2012.

En voyant dans votre message le nom de l’Abbé Pierre Desperies, je suis allé voir ce qu’on disait à son sujet dans E. MAGHE, Chronicum ecclesiae beatae Mariae Virginis Bonae-Spei, 1704.
 À la page 474, j’ai trouvé la phrase suivante, qui pourrait être une piste : “Eodem anno Civitas Binchiensis consideratis gratiis & favoribus a nostris Abbatibus huc usque receptis, concessit nobis ex canali sui fontis aquam ad crassitiem grani tritici ducere ad nostrum refugium, quod tunc erat portae S. Pauli, alias de Selevel vicinum”. 
Voici la traduction que je propose : “La même année [1557], en considération des marques d’amitié et des faveurs reçues jusqu’à présent de la part de nos Abbés, la Ville de Binche nous concéda d’amener de l’eau à partir du conduit de sa fontaine jusqu’à notre refuge, sur une épaisseur d’un grain de blé. À l’époque, le refuge était proche de la porte Saint-Paul, alias de Selevel”.
L’expression “sur une épaisseur d’un grain de blé” pose question ; le texte pourrait peut-être désigner par cette formule les limites du débit ou la quantité d’eau qu’ils pouvaient prélever. 
Bien cordialement.
M Servais
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Des travaux ont donc bien été entrepris sous l'abbatiat de Pierre Desperies. Se limitaient-ils à l'adduction d'eau ?  Étaient-ils assez importants que pour justifier la pose d'une pierre armoriée dans le refuge ?  Pourquoi  la pierre armoriée était elle  scellée au fronton de la porte cochère rue des Pastures ?  Le bâtiment a-t-il été propriété de l'Abbaye ?  La pierre mal placée était de toute vraisemblance un remploi utilisé peut-être lors de la restauration au XVIIIe siècle (voir supra). Autant de questions qui restent en suspens.
Néanmoins les armoiries de l'Abbé Desperies pourraient bien être
" de...à trois poires de... celle du canton dextre du chef le pédoncule tourné à dextre ".  

      Ne connaissant ni émaux ni métaux, j'utilise des pointillés et des dégradés de gris.       
                                          

                                               





[1] Annales de la Société d'Archéologie de Binche année 1920
[2] L'histoire de Marchiennes. Léon Spriet. Monographies des villes et villages de France. 1993, repris de l'édition restaurée de 1898. ISBN 2-87760-423-3. 
[3] Patrimoine de Binche .Carnet du patrimoine p. 41
[4] Ces armoiries nous ont été communiquées par Monsieur Servais.
[5] D'après l'Armorial belge des Bibliophiles Vicomte de Jonghe d'Ardoye, Joseph Havenith, Georges Dansaert tome 1 ed Société des Bibliophiles et Iconophiles de Belgique.

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